Rechercher dans ma chambre

samedi, mai 01, 2010

La victime et le bourreau

Durant les années difficiles de mon adolescence, la lecture m’a servi de refuge. Un de mes auteurs préférés : Isaac Asimov. Ses histoires qui se passaient en l’an 11 000 et quelque me permettaient de prendre momentanément congé de mon handicap et de cet horizon tourmentant des premiers deuils, les plus difficiles. Par toutes les pensées refoulées qui lui étaient, d’une certaine manière, à mon insu associées, Asimov avait fini – je le comprends aujourd’hui – par m’apparaître intime. Je l’admirais. Mon intérêt pour la science a d’abord été un intérêt pour la science-fiction. Mais je me souviens d’un après-midi aux galeries d’Anjou, au La Baie, ou au Simpson, un petit présentoir isolé au bout d’une allée, dans une section de vêtements. Que deux livres, posés là, inexplicablement : Seconde fondation et Fondation foudroyée. J’avais déjà le premier tome de la trilogie. Personne autour. Sentiment étrange d’irréalité... Je m’approche. Prends les deux livres puis la sortie tout près.

Évidemment, trente secondes plus tard, deux agents marchent à côté de moi. Me conduisent à un petit local où l’on m’interroge, sans toutefois oser me fouiller. On remplit un formulaire en proférant de lourdes menaces, puis on me relâche. De retour chez moi, j’ai éclaté en sanglots. La pire humiliation de ma vie.

Or, voilà que la semaine dernière, quelque trente ans plus tard, au hasard de mes lectures, je retrouve – avec émotion – Asimov. Ou plutôt Isaac, le Juif, à travers un extrait de son autobiographie. Et je découvre que cet homme, avec ses lunettes à large monture et son air benêt, est aussi un sage analyste politique et un authentique humaniste. Son anecdote, présentée ici, au sujet d’Elie Wiesel m’a réconforté. D’abord parce qu’elle concerne Elie Wiesel, ce prix Nobel de la paix qui a publiquement cautionné, de son prestige moral, l’infamante guerre contre l’Irak. Ensuite parce qu’elle met le doigt sur une idée communément admise et si hérissante. Il n’y a pas, dit-il, de peuple essentiellement bon ; il n’y a que des peuples agressés, soumis, exterminés, mais entre ceux-ci et leurs agresseurs, la différence ne tient qu’aux circonstances historiques.

Voilà une vérité qui demande un certain courage, surtout à un Juif. Ce courage, Asimov l’a ; Wiesel, peut-être parce qu’il a trop souffert, ne l’a pas. Je cite :

Je me suis publiquement exprimé là-dessus une seule fois, dans des circonstances délicates. C’était en mai 1977. J’étais convié à une table ronde en compagnie notamment d’Elie Wiesel, qui a survécu à l’Holocauste et, depuis, ne sait plus parler d’autre chose. Ce jour-là, il m’a agacé en prétendant qu’on ne pouvait pas faire confiance aux savants, aux techniciens, parce qu’ils avaient contribué à rendre possible l’Holocauste. Voilà bien une généralisation abusive ! Et précisément le genre de propos que tiennent les antisémites : « Je me méfie des Juifs, parce que jadis, des Juifs ont crucifié mon Sauveur. »

J’ai laissé les autres débattre un moment en remâchant ma rancœur puis, incapable de me contenir plus longtemps, je suis intervenu : « Monsieur Wiesel, vous faites erreur ; ce n’est pas parce qu’un groupe humain a subi d’atroces persécutions qu’il est par essence bon et innocent. Tout ce que montrent les persécutions, c’est que ce groupe était en position de faiblesse. Si les Juifs avaient été en position de force, qui sait s’ils n’auraient pas pris la place des persécuteurs ? »

A quoi Wiesel m’a répliqué, très emporté : « Citez-moi un seul cas où des Juifs auraient persécuté qui que ce soit ! »

Asimov lui cite un exemple, emprunté à l’histoire biblique, tout en remarquant dans son autobiographie – publiée en 1996 – qu’aujourd’hui il n’hésiterait pas à évoquer l’oppression des Palestiniens par Israël. Mais si, au total, il y a de fait peu d’exemples – quoique, du point de vue essentialiste qui est celui de Wiesel, un seul suffise – c’est pour une raison très simple, répond Asimov :

C’est qu’il n’y a pas d’autre période dans l’histoire où les Juifs aient exercé le pouvoir, ai-je répondu. La seule fois où ils l’ont eu, ils ont fait comme les autres.

Et de conclure :

A l’heure où j’écris, on assiste à un afflux de Juifs ex-soviétiques en Israël. S’ils fuient leur pays, c’est bien parce qu’ils redoutent des persécutions de nature religieuse. Pourtant, dès qu’ils posent le pied sur le sol d’Israël, ils se muent en sionistes extrémistes impitoyables à l’égard des Palestiniens. Ils passent en un clin d’œil du statut de persécutés à celui de persécuteurs.

Cela dit, les Juifs ne sont pas les seuls dans ce cas. Si je suis sensible à ce problème particulier, c’est parce que je suis juif moi-même. En réalité, là encore le phénomène est universel. Au temps où Rome persécutait les premiers chrétiens, ceux-ci plaidaient pour la tolérance. Mais quand le christianisme l’a emporté, est-ce la tolérance qui a régné ? Jamais de la vie. Au contraire, les persécutions ont aussitôt repris dans l’autre sens. Prenez les Bulgares, qui réclamaient la liberté à leur régime dictatorial et qui, une fois qu’ils l’ont eue, s’en sont servis pour agresser leur minorité turque. Ou le peuple d’Azerbaïdjan, qui a exigé de l’Union soviétique une liberté dont il était privé par le pouvoir central pour s’en prendre aussitôt à la minorité arménienne.

La Bible enseigne que les victimes de persécutions ne doivent en aucun cas devenir à leur tour des persécuteurs : « Vous n’attristerez et vous n’affligerez pas l’étranger, parce que vous avez été étrangers vous-mêmes dans le pays d’Égypte » (Exode 22 : 21). Mais qui obéit à cet enseignement ? Personnellement, chaque fois que je tente de le répandre, je m’attire des regards hostiles et je me rends impopulaire.

Dans toute victime, il y a un bourreau qui attend. Cette vérité s’applique aux Juifs comme aux Palestiniens, aux Hutus comme aux Tutsis, aux Blancs européens qui ont fui les persécutions religieuses au XVIIe siècles comme aux Noirs dont ils ont fait leurs esclaves, aux Iroquoïens qui ont terrorisé les Canadiens français comme aux descendants de ceux-ci qui ont créé les conditions d’une aliénation profonde et irréversible des aborigènes.

Tel est l’enseignement de l’Histoire. Cette incapacité ou ce refus d’assumer la part de Mal qu’il y a en nous, c’est aussi notre incapacité ou refus à voir l’Autre, à le comprendre à partir de ce qui constitue son altérité même. C’est aussi ce qui nous condamne, tous, ensemble, sur cette planète, à une souffrance aveugle et bornée, donc inutile et, de ce fait, profondément tragique.

__________

(1) Alain Gresh. « Isaac Asimov, Elie Wiesel et l’antisémitisme ». Les blogs du Diplo – Nouvelles d’Orient. (Lundi, 18 janvier 2010) (Page consultée le 1er mai 2010)

4 commentaires:

Karuna a dit...

Voilà des réflexions qui interpellent, cher Luc. Je partage avec toi ma petite théorie. L'humain voudrait bien se croire différent de la bête, mais il répond aux mêmes lois de la nature. Au bout du compte, tout ce qui lui importe, c'est assurer sa survie. S'il doit, pour ça, s'abaisser et se comporter comme une bête, il le fera, surtout si sa définition du concept de survie est élastique. Tout cela, peu importe sa religion, la couleur de sa peau, la quantité de diplômes qu'il possède, etc. L'instinct de conservation se fout pas mal de ces prétextes.
En passant, je connais un autre inconditionnel d'Asimov, mon frère. Crois-moi, si tu le revois, vous allez en avoir pour des heures!!

Luc Séguin a dit...

Je n'avais jamais envisagé les choses sous cet angle, je veux dire le Mal comme dérèglement de l'instinct animal de survie. Ou peut-être pas dérèglement, mais inadéquation entre cet instinct et les moyens dont l'homme dispose pour le satisfaire, à commencer par son intelligence unique qui lui a permis de se doter de redoutables moyens techniques d'assujettissement. Voici un extrait d'article de Louis Hamelin qui va un peu dans ce sens :

Un des mythes courants à propos des Amérindiens et des indigènes en général est celui de l'autochtone « naturellement conservationniste ». Déplorant les ravages du fusil à répétition, Muir écrit : « Ils se font une règle de tuer tout animal qui passe à leur portée, sans la moindre pensée pour la disette future [...]. D'ailleurs, sont-ils sans doute animés par un plaisir instinctif de tuer dont leur existence dépend, et ces tueries en masse ne doivent-elles être considérées que comme l'excès d'une chose bonne. » Certains éléments du récit de Tivi Atok confirment l'existence de cette mentalité. Ainsi, quand il parle de la chasse aux phoques : « [...] il y en avait tellement que nous n'avions pas assez de munitions pour tous les capturer. [...] De nombreuses carcasses avaient été abandonnées aux chiens sur la grève. » Autrement dit, l'équilibre que des millénaires de précarité ont installé entre l'Inuit et son environnement n'était pas dû à une quelconque retenue d'ordre moral, ou à une science écologique infuse, mais bien à une simple question de possibilités techniques. En Alaska, les Américains durent prohiber la vente de carabines à répétition aux natifs pour protéger les grands troupeaux de caribous.

Merci de ton commentaire.

Anonyme a dit...

L'être humaine est fondamentalement duel. Il n'y a pas chez lui une qualité qui ne trouve son contraire. Selon les circonstances, il se montre généreux ou égoïste, sincère ou complaisant, victime ou bourreau. Toutefois, il rejette souvent cette dualité car elle est troublante et affecte l'image qu'il a de lui-même. Nous serions surpris de voir le nombre de mécanismes de défense qu'il utilise pour se cacher les côtés sombres de son être. Ainsi est la nature humaine.

Luc Séguin a dit...

@Francine. Je me plais à imaginer que cette dualité n'est que transitoire, entre un état primitif dominé par l'impératif animal de survie et un état -- peut-être dans 10000 ans -- où l'homme se sera débarrassé de son cerveau « reptilien » (il se peut ici que je sois en train de dire vraiment n'importe quoi). D'ici là, eh bien c'est vogue la galère.