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dimanche, mai 03, 2015

L'Indien mort

Ce n'est pas d'hier que je m'intéresse aux peuples amérindiens. En tant que souverainiste québécois, je suis conscient que, s'il est légitime pour le Québec de chercher à devenir maître de son destin, il l'est tout autant, voire davantage, pour les Cris, pour les Inuits, les Innus... Mais ce point de vue semble frappé d'un interdit dans la classe politique. Un interdit qui exprime un refus total, répressif. L'essai de Thomas King, L'Indien malcommode, 1 nous plonge, en quelque sorte, dans l'histoire de ce refus. Il ne faut pas s'attendre, ici, à un traité d'histoire de style académique. Le ton est celui de la conversation, où l'auteur, lui-même cherokee, utilise l'humour, l'ironie -- parfois amère, parfois mordante -- pour traiter un sujet grave dans lequel il est émotionnellement immergé.

Ce qui n'empêche pas l'auteur d'apporter d'entrée une importante précision : « Nous sommes nombreux à penser que l’histoire, c’est le passé. Faux. L’histoire, ce sont les histoires que nous racontons sur le passé. Et c’est tout. » (p. 16-17) Et ces histoires peuvent être incomplètes, biaisées, voire tout simplement inventées, et pourtant acceptées comme véridiques. Ainsi du massacre d'Almo, dans l'Idaho, le deuxième en importance de l'histoire américaine, où 295 colons furent massacrés par des Amérindiens. Une plaque commémore la tragédie. Seul problème : cette tragédie, elle n'a jamais eu lieu. Ainsi sommes-nous conviés à une contre-histoire, style libre.

King consacre ensuite deux chapitres à un survol de la représentation de l'Indien 2 dans l'art et les produits de consommation. Ce choix est conséquent, puisque les « Blancs » (p. 13) ne se sont jamais intéressés qu'à l'Indien imaginaire, « l'Indien mort » (p. 60), complètement stéréotypé, celui qui porte la coiffe de sachem, le tomahawk, la veste de daim, frappe son tambour en dansant, et parle le pidgin. « Peu importe la signification culturelle qu’elles revêtent pour les Autochtones [ces objets] sont, avant toute chose, les signes nord-américains de l’authenticité indienne » (p. 61) À travers les Wild West Shows de Buffalo Bill Cody, le cinéma, les téléséries comme le Justicier masqué, la littérature (notamment James Fenimore Cooper), l'art pictural, King identifie « trois types basiques d’Indiens : le sauvage assoiffé de sang, le sauvage noble et le sauvage agonisant » (p. 44). Mais, dans tous les cas, celui-ci est toujours dépeint comme un individu qui ne peut pas « survivre dans le monde moderne ». (p. 45) Une oeuvre de 1915 résume mieux que toute autre notre imaginaire de l'indien : la sculpture de James Earle Fraser intitulée La Fin de la piste : un Indien complètement affaissé sur son cheval, inerte, sa lance pointant vers le bas, et la bête sur laquelle il est monté, elle-même semblant en déséquilibre, ses pattes postérieures touchant à peine le sol, comme si une main géante et invisible la poussait par derrière.

James Earle Fraser, La Fin de la piste (1894)



Cette dépossession de l'Indien par l'art et le spectacle le transforme en produit de consommation. « [L]’Amérique du Nord ne voit plus les Indiens. Ce qu’elle voit, ce sont des objets ». (p. 60) Déjà, aux XVIIIe et XIXe, les « foires itinérantes du Far West [...] recouraient à l’iconographie et à l’inventivité des Autochtones pour commercialiser des élixirs et des onguents ». (p. 64) Aujourd'hui, c'est le domaine du sport professionnel, de l'industrie automobile, tout comme celui du nouvel âge, qui perpétuent l'inexistence de l'« Indien vivant » (p. 67) dans le monde réel.

L'Indien mort ne l'est pas uniquement par le fait de la dépossession culturelle, il l'est aussi du fait d'une nécessité politique ; il doit aussi être physiquement mort. Selon l'aphorisme attribué au général Phil Sheridan, « [i]l n’y a de bon Indien qu’un Indien mort. » (p. 61) Il y a officiellement 600 peuples aborigènes au Canada, et 550 aux États-Unis. Une grande diversité, que les colons européens ont toujours violemment refusé de reconnaître. Surtout que ces « sauvages » (p. 45) occupent les terres convoitées. « Que veulent les Blancs ? [...] La terre. (p. 194) « La terre a toujours été le seul véritable enjeu. » (p. 195) Le christianisme « conquérant » (p. 100) et manichéen des Blancs fera de l'extermination des peuples aborigènes l'« expression de la destinée manifeste » (p. 99), celle d'un « droit naturel » (p. 99), qui est le droit du « plus fort » (p. 99). Tous les moyens seront bons : les arguments fallacieux (ils ne savent pas exploiter la terre, « use it or lose it » (p. 202), les guerres d'extermination ou de « pacification », les traités systématiquement non respectés, 3 les déplacements forcés de populations entières, l'assimilation forcée, les pensionnats religieux, les lois iniques (Loi générale de lotissement, de 1887, 4 loi sur les Indiens de 1887, Résolution bicamérale 108 de 1953, 5 loi C-31 de 1985...), les décisions des tribunaux (non respectées par les Blancs lorsqu'elles leur sont défavorables)...

Le problème, c'est que, après 400 ans d'assauts législatifs et armés, les peuples aborigènes n'ont pas tous été exterminés. Beaucoup sont encore là, bien vivants, et même, ce que « l'Amérique du Nord déteste » plus que tout, « en règle », c'est-à-dire « malcommodes ». (p. 74) Pour autant, la partie n'est pas gagnée pour ces first nations. King, pour conclure son essai sur une note optimiste, nous offre trois histoires d'accords fonciers importants conclus entre des gouvernements et des peuples aborigènes : la création de la réserve de parc national et site du patrimoine haïda Gwaii Haanas, en Colombie-Britannique, en 1987 ; la Loi sur le règlement des revendications foncières des Autochtones de l’Alaska, en 1971 ; 6 et l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut qui, en 1999, créait le nouveau territoire du Nunavut. 7 Mais, voilà : en dépit de son effort d'optimisme, King ne peut cacher une certaine inquiétude. Certes, ces accords confèrent une certaine autonomie, un pouvoir économique permettant un développement, mais ces acquis sont fragiles, et, en outre, ils pourraient ouvrir la voie à l'assimilation. Le défi pour les peuples aborigènes reste entier : « La réalité de l’existence autochtone est telle que nous vivons des vies modernes, informées par des valeurs traditionnelles et des réalités contemporaines, et que nous voulons vivre notre vie à nos conditions à nous ».

L'Indien malcommode témoigne d'un savoir encyclopédique sur l'histoire des peuples Amérindiens. Mille noms de personnages y sont mentionnés, chacun accompagné du nom de sa tribu et, souvent, du lieu d'origine. « [M]oi, je voulais seulement voir ces noms écrits noir sur blanc, et je voulais être sûr que vous les voyiez vous aussi. » (p. 59) Nommer, c'est affirmer l'existence. Le but premier de cet ouvrage, au-delà de son propos explicite, c'est de rappeler aux lecteurs, de leur mettre sous les yeux, page après page, les Indiens réels, et la grande diversité ethno-culturelle des peuples auxquels ils appartiennent.

Il me faut mentionner en terminant l'excellente traduction, qui adhère parfaitement à l'esprit nord-américain de Thomas King, autrement dit : une traduction qui ne pouvait pas être le fait d'un Français. Je suis allé vérifié : Daniel Poliquin est originaire d'Ottawa.
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1. Thomas King, L'Indien malcommode. Un portrait inattendu des autochtones d'Amérique du Nord, éd. Boréal, Montréal, 2014, 242 p.
2. King emploie surtout le mot Indien, parfois Autochtone, Amérindien, jamais Aborigène. Mais il reconnaît que tous se valent. Pour ma part, je n'en exclus qu'un : Autochtone.
3. « Painter a cité le général William Tecumseh Sherman, qui avait dit que les traités « n’avaient jamais eu pour objet d’être respectés, mais de réaliser un but immédiat, de résoudre une difficulté sur le coup de la manière la plus simple qui fût, d’acquérir un bien convoité aux conditions les plus avantageuses qui fussent, et d’être écartés dès que ce but était compromis et que nous étions suffisamment forts pour imposer un nouvel arrangement plus avantageux pour nous » (p. 195-196)
4. « En règle générale, chaque chef de famille recevrait un lotissement de 160 acres. Les Indiens célibataires de plus de dix-huit ans et les orphelins de moins de dix-huit ans auraient droit à 80 acres, alors que les mineurs de moins de dix-huit ans auraient 40 acres. Le gouvernement fédéral conserverait en fiducie tous les lotissements pour une période de vingt-cinq ans, et pendant ce temps ces lotissements ne pourraient être vendus et seraient exemptés de l’impôt foncier. Tout bénéficiaire d’un lotissement perdait son statut en vertu du traité qui le visait, mais avait droit à la citoyenneté américaine » (p. 122) Cette loi « a eu pour effet de liquider toutes les réserves du Territoire indien (l’Oklahoma d’aujourd’hui) ainsi que l’assise foncière de nombre de tribus du Kansas, du Nebraska, des deux Dakotas, du Wyoming, du Montana, du Nouveau-Mexique, de l’Oregon et de l’État de Washington [...] Les peuples autochtones, qui étaient propriétaires de près de 138 millions d’acres en 1887, virent cette étendue décroître à environ 48 millions d’acres, des terres désertiques dans la plupart des cas. » (p. 124)
5. Cette Résolution « déclarait que les États-Unis avaient l’intention d’abroger tous les traités qu’ils avaient conclus avec les peuples autochtones et d’abolir la surveillance fédérale des tribus. La résolution mettait fin immédiatement à l’existence des Flatheads, des Klamaths, des Menominees, des Potawatomis et des Chippewas de Turtle Mountain ainsi que de toutes les tribus du Texas, de l’État de New York, de la Floride et de la Californie. » (p. 126) « Avant qu’on ne mette fin officiellement à cette politique, en 1966, 109 tribus avaient cessé d’exister, et un autre million d’acres de terres indiennes avaient été perdues. » (p. 127)
6. « En vertu de cette loi, les Autochtones de l’Alaska reçurent environ 4,4 millions d’acres de terre et près de 963 millions de dollars en liquide. Pour bien comprendre cette entente, sachez que 4,4 millions d’acres, c’est plus de terres détenues en fiducie qu’il y en a en ce moment pour toutes les autres tribus indiennes de l’Amérique. L’indemnisation en argent, c’est presque quatre fois plus que ce qu’ont touché collectivement les autres peuples autochtones dans les vingt-cinq ans d’existence de la Commission des revendications indiennes des États-Unis. » (p. 224-225)
7. « [L]es Inuits ont reçu plus de 350 000 kilomètres carrés de terre au sein du nouveau territoire ainsi que la somme d’un milliard de dollars, payable sur une période de quatorze ans » (p. 230)

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