Rechercher dans ma chambre

dimanche, décembre 03, 2017

Mythe américain dans les fictions d'Amérique. Résumé

L'américanité est un thème important des fictions du Québec et des États-Unis. Preuve que, vivant sur le même continent, nous faisons face aux mêmes problèmes, au premier rang desquels figure la lancinante quête d'appartenance de l'homme blanc à ce continent. Dans Histoire(s) et vérité(s), Thomas King, écrivain d’origine cherokee, grecque et allemande, raconte qu'en 1773, lorsque les insurgés de ce qui par la suite serait appelé le Boston Tea Party, prirent d'assaut le Darmouth, ils étaient déguisés en Mohawks. Deux siècles plus tard, le même désir est toujours à l'œuvre dans Dalva, de Jim Harrison, où la lignée des Northridge, dont l'enracinement en sol américain est fragilisé, n'a que pour unique descendant, voie de perpétuation, un métis. C'est d'ailleurs ce roman qui m'a mené à la lecture du Mythe américain dans les fictions d'Amérique, de Jean Morency. 1 Cet essai, à travers l'analyse d'une vingtaine de romans, de treize auteurs, 2 montre que les mêmes éléments mythiques travaillent l'imaginaire littéraire des Américains et des Québécois.

Empruntant à l'historien et mythologue Mircea Eliade, Morency définit le mythe américain comme une histoire paradigmatique racontant « comment des hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire dans les temps primordiaux – in illo tempore, comme dirait l’historien des religions – se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés » (p. 12). Élément central, ici : la dynamique transformationnelle. Le mythe a pour fonction de lui donner son impulsion. Au départ, prévaut une situation statique, bloquée, marquée par le conflit entre deux principes s'incarnant dans deux types de personnages -- ou deux volontés à l'intérieur d'un même personnage : le sédentaire -- qui peut être paysan, villageois ou capitaliste urbain -- opposé au nomade ensauvagé, vivant de la chasse, parcourant les vastes espaces de l'Ouest américain ou du Nord québécois. Dans presque toutes les variantes retenues par l'auteur, le nomade apparaît comme une figure sacrificielle : tout en fuyant la vie sédentaire, il permet de la mettre en mouvement, l'arrache à son statisme pour ensuite mourir (comme François Paradis dans Maria Chapdelaine, Natty Bumppo chez James Fenimore Cooper) ou disparaître dans la nature (comme Mathieu Bouchard dans Un Dieu chasseur)

Le nomade ne pourrait toutefois exister, et tenir son rôle transformationnel, sans la figure centrale de l'Indien. Cet Indien, plus qu'un personnage fictif, est « une force émanant de l’esprit des lieux » (p. 202), et permettant aux colons européens de devenir des « Américains ». Mais ce passage d'une identité à une autre dans la première moitié du XIXe siècle ‒ un siècle plus tard au Québec 3 ‒ n'est jamais facile, et surtout, n'est jamais acquis. L'imaginaire doit sans cesse réactiver le mythe afin que soit rétablie l'assise américaine de l'identité du Blanc. C'est ce que montre, en dehors du corpus étudié ici, un roman comme Dalva. Le passage à la nouvelle identité est d'autant moins acquis que le Blanc, mobilisé par l'appel de l'utopie, n'a de cesse de détruire la nature sauvage, s'éloignant du coup de l'Éden, de la pureté fantasmée de l'Amérique originelle et régénératrice, dont l'expérience précisément le différencie de l'Européen. Ainsi s'expliquerait « le caractère de lutte, de déchirement, de division de la conscience, qui semble constitutif de l’expérience de l’homme dans le Nouveau Monde, tant au Québec qu’aux États-Unis » (p. 16-17). Cette division, au Québec, « se trouve exacerbé par le souvenir lancinant de l’Amérique française » (p. 229).

L'expérience imaginaire du Blanc en Amérique, comme nous le voyons, se caractérise par un dualisme très marqué, facilement repérable dans les œuvres. Les images, les symboles, les mythèmes s'organisent selon trois ensembles de structures que Morency, à la suite de Gilbert Durand, définit comme autant d'attitudes « devant la fuite du temps : une attitude de révolte, [ structures héroïques ] où le temps prendra un visage terrifiant que le sujet tentera d’exorciser par des images de purification et de séparation ; une attitude de mystique, [ structures mystiques ] où le sujet cherchera plutôt à emprisonner la fuite du temps dans des espaces intimes et secrets ; une attitude de progrès, [ structures synthétiques ] qui visera à intégrer cette même fuite dans un système cyclique » (p. 24). Ces trois ensembles de structures se regroupent « sous deux grands “ régimes ” de l’imaginaire, l’un qualifié de diurne, marqué par l’antithèse, l’autre de nocturne, caractérisé par l’euphémisme et les figures cycliques » (p. 24)

Le régime diurne privilégie l'individu, la figure masculine du nomade, la nature, les grands espaces ouverts de l'Ouest américain ou du Nord canadien, la pureté de l'éden, la lumière ouranienne, le regard, les éléments verticaux, alors que les structures mystiques du régime nocturne s'exprimeront à travers l'attachement au groupe, la figure du sédentaire, de la femme, la culture (la civilisation), les espaces fermés (le « vallon endormi » chez Washington Irving, le vieux Volkswagen du narrateur de Volkswagen blues), les sensations corporelles (que procurent les couleurs, les textures, la matière)... Le mythe, pour mettre en récit ces éléments conflictuels et refaire l'unité, s'appuie sur les structures synthétiques, repérables dans les œuvres, notamment, dans les schème cyclique du retour vers les origines, de l’éternel recommencement (chez Gabriel Roy), dans les processus d'euphémisation et d'inversion des valeurs, comme celui qui, dans La Lettre écarlate, transforme la forêt, lieu de perversion, en source d’espoir, de liberté, de possibilités infinies ; de même, dans Maria Chapdelaine, à travers le personnage de Laura, mère de Maria, s'exprime à un second degré une pensée qui « lassée de l’éternel combat contre les visages du temps, essaie de gommer les antithèses en les remplaçant par une rêverie axée sur l’euphémisation de la matière, laquelle, de terrifiante (la nature sauvage, la barre sombre de la forêt) devient synonyme de douceur, de paix et de profondeur, par l’intermédiaire des images de la terre, de la chaumière, de l’étable, etc » (p. 122).


Morency n'établit aucune distinction en le mythe américain et le concept d'américanité. Au-delà du désir d'appartenance, du sentiment d'espace, d'une certaine énergie canalisée dans l'usage de clichés, il y a pourtant une très grande différence entre, par exemple, l'américanité chez Dany Laferrière – urbanité, jazz, rapports de pouvoir entre Blancs et Noirs, riches et pauvres, hommes et femmes – et celle qui se dégage des œuvres étudiées ici. Le thème de l'américanité déborde le mythe. Il est par ailleurs décevant de constater que l'auteur n'accorde pas la moindre attention aux fictions d'Amérique latine, sans nous éclairer quant aux raisons méthodologiques de cette exclusion. À l'inverse, le fait d'inclure dans son corpus québécois des romans antérieurs à la Révolution tranquille (Maria Chapdelaine, Menaud maître-draveur, Le Survenant, La Montagne secrète, La Route d'Altamont), n'est pas sans créer un problème de périodisation (voir la note 3). Mais ce choix se comprend, à considérer l'apport de ces romans à la mythanalyse de l'américanité.

Cet essai n'en demeure pas moins convaincant, et très utile en cela qu'il nous fournit les clés donnant accès à une autre lecture, une autre compréhension, plus profonde, des romans d'ici.
__________
1. Morency, Jean. Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulain. Nuit blanche éditeur, Montréal, 1994, 264 p.
2. Washington Irving, James Fenimore Cooper, Nathaniel Hawthorne, Herman Melville, Louis Hémon, Félix-Antoine Savard, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, André Langevin, Jean-Yves Soucy, Robert Lalonde, Julien Bigras, Jacques Poulin.
3. Morency lie la résurgence du mythe américain dans la littérature nord-américaine à une « autonomisation culturelle » (p. 10), à l'éveil d'une « conscience nationale » (p. 62) indissociable de la naissance de l’État-nation. Mais, lorsque paraît en 1913 Maria Chapdelaine, les Canadiens français sont conscients depuis longtemps de leur identité propre – même si leur littérature n'est pas encore affranchie de l'ascendant français – mais cette conscience ne prend pas assise sur un État-nation. Il aurait peut-être été moins incohérent de se limiter aux œuvres de la période postérieure à 1960, marquée par une autonomisation culturelle et une affirmation nationaliste.

Aucun commentaire: