Rechercher dans ma chambre

dimanche, mai 20, 2018

La bataille textuelle

Lire Nathalie Quintane est un plaisir qui se gagne à l’effort. Rien ne nous est donné, rien ne nous flatte, ne nous courtise. Son Jeanne Darc n'échappe pas à la règle. Cette autrice, qu'Alain Farah range parmi les post-avant-gardistes, bouscule le lecteur en supprimant tous – absolument tous – les repères grâce auxquels il se guide habituellement à travers une œuvre de poésie. Parmi les attentes ciblées, Farah a bien raison de mentionner « les clichés habituellement associés à la littérature « de femmes » : souffrance, intimité, confession, voilà qui ne veut pas dire pas grand-chose pour Quintane, qui répond violemment à ces poncifs ». 1 Difficile, alors, de ne pas faire le lien entre l’autrice et le sujet de son œuvre, cette Jeanne « Darc » si peu « féminine », avec ses cheveux coupés, son armure, montée sur son cheval, épée à la main. Tout comme, dans Chaussure, Quintane affirme d’emblée s’intéresser au « texte-chaussure », ici elle esquisse un parallèle entre l’acte guerrier et l’écriture :
« Le niveau de guerre dans la vie sans guerre est moindre, quoique persistant, et sous d'autres formes » 2
« Grâce au procédé de l'analogie, Jeanne peut expliquer une chose en en montrant une autre » 3
« Elle songe à de nouvelles formes d'assaut.
– Malheureusement, le nombre des ruses militaires est restreint ; on n'obtient, au mieux, qu'une nouvelle association de ruses anciennes » 4
« – Je ne désespère pas d'ajouter au répertoire des ruses celle qui portera mon nom
Car la préparation à la guerre me donne le goût de l'invention » 5
Ce goût de l’invention, appliqué à l’écriture, met de l’avant le travail sur la forme, que je résumerais par un mot : hétérogénéité. Plusieurs je sont lancés dans la mêlée, plusieurs formes, fragments de discours s’entrechoquent : des vers, des anecdotes, des citations, de la glose, des prières, une mise en scène d'un interview, une interpellation de la Pucelle par un je identifié à Gilles de Retz, et même un montage à partir d’un extrait (en anglais) du Macbeth de Shakespeare…

Aucune fluidité ici, que des discontinuités, des ruptures de ton… Des moments entremêlés – les plus divers – des détails incongrus de la vie de Jeanne, que Quintane a puisés dans des livres ou des manuels scolaires trouvés à la bibliothèque de sa municipalité de Digne-les-bains, assemblés dans un esprit de collage, et qui élaborent une « biofiction » 6 qui suit tout de même, globalement, un ordre chronologique.

Poursuivant l’analogie guerrière, je dirais que ce texte est un champ de bataille, et comme tout bataille, est porté par une visée politique : pour ce qui est du propos, démythifier la figure historique de Jeanne d’Arc (d'abord en supprimant l’apostrophe aristocratique de son nom : Darc, plutôt que d’Arc) que s’est appropriée la droite identitaire française ; et, sur le plan formel, créer un « choc, qui peut nous réapprendre à lire, à voir ». 7

J’aime Quintane pour ce choc. Pour son écriture iconoclaste, piquée d’accents burlesques, d’ironie, jouant l’insignifiance contre la grandiloquence, toujours attentive aux détails – confinant parfois au truisme 8 – à la corporalité, au réel, et par là chargée, comme j'ai dit, d’une dimension politique : « dès que la langue est déliée, gare ! » 9 Une écriture, donc, toujours sérieuse, qui engage une « éthique de la résistance », 10 la seule chose « importante pour un écrivain aujourd’hui [étant] de s’énoncer et de faire passer l’époque à travers son énonciation ». 11
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1. Farah, A. (2009). La Possibilité du choc. Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d'Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane (thèse de doctorat, UQAM, Canada). Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 253
2. Quintane, Nathalie. Jeanne Darc. P.O.L, Paris, 1998, p. 42
3. Idem, p. 45
4. Idem, p. 26
5. Idem, p. 27
6. Les fictions biographiques « reprennent à leurs comptes, mélangent et transforment des phrases, des discours, des récits , et des chronologies déjà là et forment des textes d'une grande excentricité, c'est-à-dire des textes dé-centrés ». Legendre-Girard, A.-S. (2015). Revisiter l'Histoire : démythification et construction d'une résistance politique dans Jeanne Darc (1998) de Nathalie Quintane (mémoire de maîtrise, UQAM, Canada).  Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 55
7. Lefebvre, P. et Richard, R. « Le temps est gelé : Entretien avec Paul Chamberland et Alain Farah ». Liberté, décembre 2009, p. 43
8. « La poignée de l'épée est aussi importante que la lame, non pour d'ornementales raisons, mais parce qu'une épée sans poignée ne peut être tenu ». Quintane, Nathalie. Op. cit., p. 21
9. Idem, p. 15
10. Lefebvre, P. et Richard, R. Op. cit., p. 46
11. Idem, p. 50

vendredi, mai 04, 2018

La rose et la chaussure

Avec Nathalie Quintane, je retrouve ce qui m'a tant plu chez Éric Vuillard : une attention au réel. Mais le ton, ici, est tout autre. Quintane ne cherche jamais à émouvoir, à aucun moment ne table sur une forme d'empathie. Son « je » est aux antipodes de notre époque, et c'est un tel plaisir !

Sa poésie ne nous dévoile pas une intériorité, ne cherche pas à nous transporter ailleurs, dans une subjectivité, une sensibilité qui nous ferait oublier un moment la réalité de notre propre existence. C'est ce que nous demandons habituellement à la fiction littéraire : de nous offrir un échappatoire au réel ; tel que nous l'offre l'autofiction, le lyrisme ou, dans un tout autre registre, le roman policier. Quintane, au contraire, maintient le lecteur fixé à l'objet de son travail d'écriture : la chaussure. Après une courte remarque liminaire, le recueil s'ouvre ainsi :
« Dans les vitrines des magasins, les chaussures ont les lacets noués.

» Dans leur boîte, les chaussures sont protégées par une feuille de papier de soie pliée en deux.

» À l’intérieur de chaque chaussure, l’étiquette du fabricant se déplace parfois, sans se décoller » ¹
Le lecteur de poésie cherche l'émotion, attend la métaphore qui va le transporter, et le voilà pris à rebrousse-poil : il n'y aura rien d'autre que ça. Que la chaussure, et ce qui lui est connexe : le pied, le corps, la marche, l'équilibre. Ou plutôt : le « texte-chaussure » (p. 9), comme elle le dit dans sa remarque liminaire. En nous montrant qu'il n’y a pas une « si grande différence entre une chaussure et une rose », que « la chaussure est une rose un peu plus utile que la rose » (p. 140), Quintane se trouve à piétiner l'objet poétique par excellence et à lui substituer la chaussure !

L'extrait ci-dessus montre aussi que la conception de la littérature que défend l'autrice est réfractaire à l'idée du « beau style », du « bien-écrire », du « bon goût », à cette sacralisation de la littérature. Son recueil attaque, de manière très évidente, la densité de l'image poétique, par l'usage d'une prose « ordinaire », « insignifiante », et par une mise en page aérée à l'extrême, renforçant l'impression de vide qui ne peut manquer de saisir le lecteur. Ce vide, où il n'y a que la chaussure, c'est le réel, au sens où l'entend Clément Rosset : le réel singulier, « idiot », c'est-à-dire l'intolérable même. 

La démarche de Quintane est iconoclaste, irrévérencieuse, ce qui, pour nous, Québécois, devrait nous la rendre sympathique, quoique… Quoique, depuis l'échec référendaire de 1980, nos écrivains se sont beaucoup assagis. Qui, dans notre paysage littéraire actuel, rue encore dans les brancards ? François Blais, peut-être, un peu. En tout cas, aucune œuvre qui puisse se comparer à L'Hiver de force, ou aux Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum.

Plus je lis Quintane, plus j'aime son je d'autant plus affirmé, violent, qu'effacé, humble, « provincial », pour reprendre un de ses termes. Un « je » qui a l'ambition de n'avoir rien de plus à dire de lui que ceci : « Pour enfiler une chaussure, j’incline d’abord le pied ; je dois ensuite réussir à loger le talon, qui s’enfonce d’un coup sec à l’intérieur »

Quintane connaît le Québec, puisqu'elle y a des amis.es. J'aimerais bien qu'elle passe à Plus on est de fous, plus on lit
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1. Quintane, Nathalie. Chaussure. P.O.L, Paris, 1997, p. 12